Le chroniqueur Stefaan Van Kerchove, spécialiste de la Chine, explique qu'en Europe, il faut multiplier l'offre de trains-couchettes et en réduire fortement le prix du billet pour les voyageurs : ce mode de transport constitue en effet la seule alternative écologique à l'avion. Dans ce domaine, l'Asie montre l'exemple.
Il y a deux semaines, le jeune Suédoise Greta Thunberg, inspiratrice de la lutte des jeunes pour le climat, était à Bruxelles. Elle est bien sûr venue en train, depuis Stockholm jusqu'au cœur de l'Europe, puisque l'avion est particulièrement néfaste pour le climat vu les très grandes quantités de CO2 émises par ce moyen de transport. Greta Thunberg montre l'exemple, et bien plus de gens devraient voyager en train, certainement à l'intérieur de l'Europe, la taille de notre continent étant suffisamment petite pour y voyager par le chemin de fer. Pendant plus d'un siècle, le rail a été utilisé partout en Europe, et cela n'a jamais posé de problème. Ce n'est qu'à partir du début de ce siècle que les gens ont commencé à prendre massivement l'avion pour des destinations européennes.
En Europe, les voyages longue distance en train sont beaucoup trop chers
Les militants du climat pointent un doigt accusateur sur les bas tarifs des vols, en particulier ceux affrétés par les compagnies aériennes low-cost qui incitent ainsi à détériorer encore davantage le climat. Pour les activistes du climat, prendre l'avion est trop bon marché parce que le prix du billet ne prend pas en compte les « coûts externes » entraînés par ce mode de transport au plan climatique et environnemental. De plus, le kérosène n'est pas taxé, la TVA n'est pas appliquée aux billets d'avion et les compagnies aériennes low-cost bénéficient de nombreux subsides des pouvoirs régionaux désireuses de promouvoir leur aéroport (Charleroi en est un bon exemple).
Le problème est que non seulement l'avion est devenu artificiellement trop bon marché, mais aussi que voyager en train longue distance en Europe coûte un prix artificiellement exorbitant
Les activistes du climat militent donc en faveur d'une forte taxe climat pour dissuader les gens de prendre l'avion. Toutefois, il est trop simple de s'en prendre uniquement au prix trop modique des billets d'avion. En effet, le problème est que non seulement voyager en avion est devenu artificiellement trop bon marché, mais aussi que voyager en train longue distance en Europe a un coût artificiellement exorbitant.
Pour un billet de train de Bruxelles à Paris ou à Francfort, il faut débourser une centaine d'euros – pour un aller simple bien sûr – et cela pour une distance de seulement quelques centaines de kilomètres. Pour une somme identique voire moindre, on peut se rendre en avion à l'autre bout de notre continent. Un week-end à Londres ou à Paris en train coûte ainsi souvent plus cher qu'un week-end à Budapest ou à Lisbonne avec l'avion – le billet de train pour ces dernières destinations est facilement quatre fois plus cher. Pour le prix d'un billet de train Stockholm-Bruxelles, on peut se payer un billet d'avion Bruxelles-Pékin. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce tout le monde tourne le dos au train et opte pour l'avion.
Ce que nous observons ici est une inversion des prix entre le train et l'avion, unique tant dans le temps que dans l'espace. Dans le temps, parce qu'historiquement, le train a toujours été moins cher que l'avion. Mais, ces dernières vingt années, cela s'est inversé avec le développement des compagnies aériennes low-cost et le prix très élevé des trains à grande vitesse (TGV). Pour la première fois dans l'histoire, le train est devenu substantiellement plus cher que l'avion, ce qui est pour le moins bizarre pour un moyen de transport en service depuis près de deux siècles.
En Asie, le train est meilleur marché que l'avion
Mais ce phénomène se limite également dans l'espace : géographiquement, il ne concerne que l'Europe. En Asie, il y a certes aussi des compagnies aériennes low-cost, mais prendre le train reste bien moins cher que de prendre l'avion. La raison à cela ? En Asie, les sociétés de chemin de fer sont toujours solidement dans les mains de l'État, comme entreprises publiques verticalement intégrées qui gèrent tant l'infrastructure que la circulation ferroviaire ; toutes les lignes sont organisées pour être des services publics – ce n'est pas la chasse à la rentabilité qui prime – et les tarifs sont fixes par kilomètre, indépendamment de quand et comment on achète son billet (en ligne ou au guichet, des semaines à l'avance ou en dernière minute) ou de la période à laquelle on voyage.
En Europe, par contre, la logique néolibérale du marché et du profit a mené à des prix absurdes et artificiellement élevés pour les trains longue distance. En théorie, la libéralisation devait déboucher sur un « marché libre du rail », et la concurrence était censée entraîner un meilleur service et une baisse des prix. Mais dans la pratique, on n'a assisté qu'à une dégradation sensible des services et une très forte augmentation des prix, certainement pour les lignes internationales.
Les gestionnaires de l'infrastructure facturent aux sociétés de chemin de fer (étrangères) des sommes parfois hallucinantes pour accéder à leurs voies (elles doivent payer des redevances), montants qui ne reflètent absolument pas les coûts réels et sont un peu comparables aux frais de roaming pour les communications téléphoniques des GSM. Ces frais de roaming ont heureusement été supprimés au sein de l'UE sur ordre de l'Europe ; et c'est également ce qu'il faudrait faire pour les redevances du chemin de fer si l'on veut sauver le climat.
En Europe, la logique néolibérale du marché et du profit a mené à des prix absurdes et artificiellement élevés pour les trains longue distance
En outre, ces redevances augmentent avec la distance, ce qui fait que les voyages de longue distance en train peuvent rapidement atteindre un coût exorbitant. Le diktat européen de la libéralisation interdit de subsidier des liaisons ferroviaires internationales, parce que cela irait à l'encontre de la logique commerciale du « marché libre du rail » : la circulation internationale sur le rail se doit d'être « autofinancée », et les chemins de fer, en tant que produit sur le marché, doivent être centrés sur le profit. Or cette théorie ne tient pas la route : les chemins de fer sont un « monopole naturel », et ils ne pourront donc jamais être entièrement assujettis au jeu du marché et de la concurrence comme c'est le cas pour l'espace aérien. C'est pourquoi la libéralisation mène à des prix plus élevés, et non plus bas.
Le développement des trains à grande vitesse
Une deuxième raison au coût élevé des trains internationaux en Europe est le développement du train à grande vitesse, le TGV. Celui-ci est un énorme consommateur d'énergie. Au sein du mouvement de défense du climat, c'est à tort que certains pensent que les TGV sont moins énergivores que les avions. La consommation d'énergie d'un train augmente de manière exponentielle avec la vitesse et proportionnellement à la distance (ce qui n'est pas le cas des avions, qui consomment le plus de kérosène au moment du décollage et de l'atterrissage). Au plan de la consommation d'énergie, un TGV qui roule à 300 km/h ou plus sur une longue distance est en fait similaire à un avion sur rails. Si, en plus, l'électricité servant à faire rouler celui-ci est produite au moyen de combustibles fossiles, le TGV n'a au bout du compte quasiment plus d'avantage écologique par rapport à l'avion. Voyager en TGV pour réduire son empreinte écologique est donc pour ainsi dire un coup dans l'eau. On paie seulement plus cher, car en Europe l'électricité est beaucoup plus onéreuse que le kérosène (non-taxé).
Outre son prix élevé, le TGV a aussi entraîné le déclin des voyages en train en Europe : il est responsable du démantèlement du réseau classique des trains internationaux « lents » de longue distance qui ont longtemps été en service.
Cela a souvent été une stratégie délibérée de la part des sociétés de chemin de fer avides de profit : rendre l'alternative par train ordinaire la moins attractive possible afin que les gens soient plus ou moins contraints de prendre le coûteux TGV. Si on veut encore se rendre en train classique à Paris ou dans une grande ville de Rhénanie, il faut changer (parfois plusieurs fois) de train, parfois passer d'un omnibus à un autre et le voyage prend une demi-journée. Et cela alors qu'auparavant, des trains IC directs partaient toutes les heures d'Ostende vers Cologne-Central.
Pour les sociétés de chemin de fer, le TGV est ainsi la manière par excellence pour pomper un maximum aux voyageurs. Quant aux personnes qui achètent leur ticket au dernier moment, elles sont encore plus pénalisées, puisque les prix augmentent systématiquement à l'approche de la date de départ. Seuls une poignée de tickets en promotion à un prix vraiment bas sont accessibles à ceux qui réservent très tôt. Ces promotions sont fortement vantées par des campagnes marketing des sociétés de chemin de fer, alors que le nombre de billets bon marché disponibles est en fait extrêmement limité.
Le système des tickets de TGV est encore plus pervers que celui des billets d'avion : dans les compagnies aériennes, on peut souvent acheter au dernier moment des billets à prix réduit si l'avion n'est pas plein. Pour les TGV, si l'on veut acheter un billet en dernière minute, il faut payer le prix fort. Un trajet en TGV coûte donc souvent trois fois plus cher que ce que coûtait dans le temps un train express international classique.
Pour sauver le climat il faut revaloriser le train-couchettes en Europe
La plus grande victime du TGV est le train-couchettes classique. En effet, les innombrables trains de ce type qui parcouraient encore l'Europe de l'Ouest jusque dans les années 1990 ont aujourd'hui été quasiment tous supprimés. Ils restent encore populaires en Europe de l'Est – là où il n'y a pas de TGV – et, ces dernières années, la Société des chemins fer autrichiens a fait de gros efforts pour faire revivre ces trains de et vers l'Autriche.
Le train est plus lent que l'avion mais, sur des moyennes distances en Europe, un train-couchettes peut facilement l'emporter sur l'avion
Dans une grande partie de l'Europe occidentale, un trajet de longue distance en train signifie passer toute une journée assis dans un TGV. Souvent avec des correspondances, car les lignes de ces trains à grande vitesse sont rarement directes vers des destinations assez lointaines – elles roulent généralement sur quelques centaines de kilomètres. L'Europe occidentale n'a plus une culture des trains longue distance. La situation est tout à fait différente en Chine, où l'on peut se rendre directement de Pékin à Hongkong par le TGV : soit un trajet de 2230 kilomètres (environ la distance de Bruxelles à Athènes) d'une traite et en un bon huit heures. En Chine, il y a même des TGV de nuit avec couchettes.
Point crucial : le train est plus lent que l'avion. Toutefois, sur des moyennes distances en Europe, un train-couchettes peut facilement l'emporter sur l'avion. En effet, si, pour une journée de trajet en TGV, le voyage en avion ne prendra qu'un demi-jour, le train-couchettes, lui, roule de nuit et emmène ses passagers à destination pendant qu'ils dorment. C'est en quelque sorte comme un hôtel roulant : on y entre le soir, on en sort le matin et on est arrivé. Il n'y a pas plus efficace : on ne ressent pas la durée du voyage puisqu'il a lieu pendant le temps de sommeil, et on épargne du coup une nuitée d'hôtel.
Aujourd'hui, si on veut voyager de nuit dans l'ouest de l'Europe, il faut recourir aux bus de nuit et passer des heures interminables dans un confort bien moindre que celui d'un train, a fortiori d'un train-couchettes qui permet de voyager de manière bien plus détendue et agréable. Pour sauver le climat, il faut donc, outre diminuer considérablement le prix des billets de train, revaloriser l'usage des trains-couchettes en Europe : ce mode de transport constitue la seule alternative véritable et écologique à l'avion.
(Texte paru sur le site VRT Nieuws, et reproduit avec l'autorisation de l'auteur)