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Le train fou de Saint-Michel de Maurienne

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Ce texte est tiré de l'article de JL.Chardans, paru dans HISTORIA N°311 / Octobre 1972

Dimanche 12 décembre 1917

"On reverra Paname", chantent les soldats entassés dans les voitures. Un peu plus de mille hommes, venant de se battre en Italie, rentrent en France pour une permission de Noël...Le train s'arrête partout, pour faire de l'eau ou du charbon, pour laisser passer des trains prioritaires ou des omnibus civils. Chaque gare a sur son quai son lot de permissionnaires qui s'entassent dans les wagons archicombles, mais il n'est pas question de refuser des places. Une permission de Noël, c'est sacré...On s'entasse, on s'arrange, on rigole. La cohue dans cette circonstance, ça provoque de la joie...

Ce jour là, le train 612, réservé aux permissionnaires, était parti de Bassano, en Vénétie italienne, pour Chambéry. Le 612 est formé de 17 voitures et de 2 fourgons. A l'exception d'un fourgon de queue français, toutes les voitures sont italiennes, et plusieurs locomotives tracteront ce convoi jusqu'à la frontière.

Ces permissionnaires français sont les soldats de deux divisions, la 46ème et la 47ème, qui viennent de se battre dans la plaine de la Piavre. Les deux divisions étaient venues en renfort pour sortir le général italien Cadorna de la situation difficile où il s'était trouvé face aux armées austro-allemandes menaçant toute la lombardie. L'artillerie lourde, amenée depuis Modane par le tunnel de Fréjus, avait fait merveille, et la chance avait changé de camp. La situation rétablie, on avait pu songer à donner des permissions à ceux des premières lignes...

Ainsi, à l'approche du Mont-Cenis, c'est l'allégresse. Malgré le froid glacial, certains descendent les glaces des portières, l'air est déjà presque français...Mais on referme vite, car le convoi vient de s'engager dans un grondement sourd et une âcre odeur de charbon, dans le tunnel du Mont-Cenis. Bientôt Modane; et les conversations redoublent dans l'excitation générale...

Subitement, dominant le fracas du train, un claquement sec retentit et le train stoppe. On se penche aux portières, des loupiottes et des lampes de poche s'allument, sous la voûte hostile du tunnel, plus noire que la nuit. Sur le ballast, on distingue des hommes qui courent avec des lanternes. "-Descendez pas, les petits gars. C'est rien, c'est un raccord de frein qui vient de péter..."

Et le renseignement passe de bouche en bouche. Les chansons reprennent de plus belle, amplifiées par les échos du souterrain. Les tuyaux du Westinghouse sont colmatés avec de la toile, et le convoi reprend sa marche au pas. Il débouche enfin à Modane. Il est 21h30. Il fait froid, très froid, et la longue gare morne et triste apparait. Les gendarmes annoncent une heure d'arrêt.

"-Vous éloignez pas, les poilus, conseillent les contrôleurs". L'express civil Modane-Paris est en formation, et les officiers, profitant du privilège du grade, quittent le 612 pour y prendre place. Il reste 900 hommes environ, qui se répandent dans la ville pour envahir les cafés et les tavernes, en une meute joyeuse et turbulente...

A 23 heures, presque tous les hommes ont regagné leurs places. Seuls, quelques retardataires manqueront le départ. Près de la locomotive, panachée de vapeur, un groupe d'hommes gesticule. Du haut de la machine, le conducteur élève la voix.

"-je suis responsable du convoi...je ne partirai qu'avec une motrice derrière moi. Ce sont des wagons italiens. Déjà, l'autre mécano m'a signalé que les freins sont bricolés. je connais la ligne ; je ne pars pas..."

L'homme qui parle ainsi, c'est l'adjudant Girard, le mécanicien du train. La main sur la poignée de bronze de l'admission, il tient tête au chef de quai, aux gendarmes, à la patrouille. Décontenancé, un jeune lieutenant tente de négocier, de persuader. La machine promise est réservée à un convoi d'artillerie. Il n'est qu'un exécutant, c'est la guerre...

Les poilus rigolent de l'incident. Alerté, le commandant de la gare sort du buffet en rajustant sa pélisse de fourrure. Il ne veut pas d'incident. Mille hommes qui reviennent du front après être passés par les estaminets, il a peur. Et la pagaille, en 1917, ç'a s'appelle "mutinerie".

Voyant arriver le capitaine Fayolle, commandant du trafic, Girard espère enfin obtenir sa motrice de queue. Mais Fayolle ne veut pas perdre la face, il veut un exemple...

"-Girard, c'est un ordre, hurle-t-il. Vous démarrez tout de suite, ou c'est la forteresse ! Compris ?"

D'un geste las, Girard lance sa machine, la vapeur fuse. Un instant, les roues patinent, et le chauffeur sable à mort. Crachant noir, le lourd convoi s'ébranle. Le mécanicien marmonne "900 tonnes sur le cul, c'est de la folie...de la folie ...". Il est 23h15.

Dans le train, chacun s'installe. On plaisante encore sur l'incident : "Des bagatelles, cette histoire de freins. Tous ces planqués, il faut qu'ils se fassent mousser !". Et de rire au souvenir de la tête furibarde du pitaine ! Les chansons repartent...Le train prend de la vitesse, ça roule drôlement bien ...

Sans ralentir, le convoi aborde un premier virage, les roues grincent contre les rails. Un autre virage est pris plus rapidement encore. On sent à peine l'action des freins. La peur envahit les esprits. L'incident du tunnel revient en mémoire, car ce sont les mêmes votures italiennes. Chacun se cramponne comme il peut. Que se passe-t-il ?

Ce qu'il se passe ? Le 612 vient d'aborder la descente de Modane vers Saint Michel de Maurienne. Sur 17 km, la pente est continue avec une inclinaison permanente de 30 pour mille. Modane est à 1040 m d'altitude, Saint Michel à 710 m !. Le réglement de la ligne prévoit deux motrices pour pousser et retenir les trains. Et le 612 n'a plus de freins...

Dans les voitures, l'enthousiasme tombe vite. On passe des tranchées et des tunnels dans un bruit d'enfer.Les essieux gémissent, les roues cognent contre les aiguillages. Une lumière bleue passe comme un éclair devant les fenêtres. Une station, avec son éclairage de guerre. Tout le monde se tait, maintenant. Le sifflet de la locomotive hurle par saccades. C'est l'appel aux serre-freins. Qui comprend, parmi ces hommes, le sens de ce cri ?

De seconde en seconde, la vitesse augmente. Les vieux wagons sans bogie brinqueballent. La répétition obsédante des coups de sifflet révèle la détresse de Girard et de son chauffeur...Quelques hommes tentent de serrer le volant du frein de secours. Mais la voiture fait un bond terrible, et les hommes le relâchent, par peur d'aggraver encore... Il faudrait que toutes les voitures freinent ensemble...

Ponts, tunnels, tranchées sont franchis dans un fracas épouvantable. Les poilus tombent les uns sur les autres, les filets se vident, et les veilleuses des plafonniers s'éteignent. Des gerbes d'étincelles passent horizontalement devant les vitres en grèle lumineuse, les pierres arrachées au ballast ricochent sur les rochers et brisent les glaces.

A La Praz, le train fantôme passe en hurlant, perdant des corps disloqués, fracassés, pantelants, exangues. Cette sanglante semaille fait reculer les gardes-voies. Ils tentent de téléphoner à Saint-Michel de Maurienne, mais rien ne répond...

Dans un bruit de ferraille, le 612 s'engage maintenant sur le pont enjambant l'Arc. Dans sa cabine, Girard lutte encore; depuis longtemps, il a serré à mort les freins, mais rien ne répond. Il renverse la vapeur, des soupapes éclatent, des torrents d'eau sous pression fusent, mais le convoi ne ralentit pas. Si le train passe le virage du kilomètre 121...peut-être ? Mais déjà, six voitures du centre ne sont plus sur les rails. Le pont de fer est franchi. Le virage...le virage...Un bruit sec claque dans le tumulte, accompagné de deux autres déflagrations retentissantes. L'attache du premier wagon au tender vient de casser.

Au pont de La Saussaz, un bolide noir précède un instant les voitures, puis plonge vers Saint-Michel, c'est la motrice et son tender qui descendent vers la gare...

Une seconde encore, et tout se joue. La voiture de tête déraille et éclate en heurtant le pilier de droite du second pont-route surplombant la voie. Toutes les autres voitures viennent s'enchevêtrer en un inextricable amas de poutres tordues, de panneaux de bois éclatés, de chairs broyées. Un accordéon monstrueux se replie. Les dix-neufs voitures s'encastrent sur trois cent mètres. Le toit d'un wagon passe par dessus le pont de La Saussaz, des poutrelles, des axes d'essieux, des roues volent de tous côtés à trente mètres de là.

Un silence atroce plane un instant sur cette fosse. Dans le noir, on distingue des masses lumineuses, des météores d'un rouge presque blanc. Ce sont les roues et les patins de freins...

Puis des cris affreux s'élèvent. Du piège de fer, des ombres tentent de sortir. Des mains se tendent, puis retombent. Près de la passerelle de pierre, une algue jaune rampe, glisse, crépite, monte... C'est le feu.

Un mur gigantesque , une muraille dantesque, sert de toile de fond à cette tragédie. Les wagons écrasés, empilés, forment des cages monstrueuses. Remontant la pente, le feu gagne les carcasses en quelques secondes, c'est l'enfer. La clarté des flammes révèle des corps suspendus, mutilés. Au sol, il y a des morts partout sous une couche d'éclats de bois, de ferrailles tordues, de roues fumantes. Le kilomètre 121 n'est plus qu'une gigantesque tombe.

.../...

Vous pouvez trouver le texte intégral de l'article de JL.Chardans dans HISTORIA N°311 / Octobre 1972

La catastrophe de Saint-Michel de Maurienne, dans la nuit du 12 au 13 décembre 1917, a fait 675 morts environ, compte tenu des morts des suites dans les quinze jours qui suivirent le déraillement.

Il ne reste pas de traces "officielles" de cette catastrophe. Des enquètes secrètes furent ouvertes, et un long procès opposa longtemps le P.L.M et le ministère des armées...Les faits ont été déformés, contredits, falsifiés, et personne n'a pu établir correctement les causes exactes de cette tragédie.

Mais au chemin de fer, même aujourd'hui, on aime bien garder ses mystères et ses vérités pour soi. Quant à l'armée, chacun sait que tout y est secret...

Alors, un grand voile pudique et prudent est venu tout recouvrir.

Et le voile noir de l'oubli finira par tout effacer...

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Je connais bien cette ligne pour l'avoir pratiquer regulierement pendant plus de huit ans et entendu parler de cette catastrophe a plusieurs reprises.

Nous nous avions plus des problemes de blocage lors de la descente car a peine sorti du faisceau ,surcharge pas toujours eliminée, il falait déja se jeter sur les freins.

Un monument relatant ce drame ce situ au cimetiere de st Michel de Maurienne.A voir pour ceux qui passeraient par la vallée de la maurienne

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